Tous les étés, quand la température monte brusquement, que les doigts collent à cause de la sueur, que la nuit refuse de tomber alors que le soleil nous fatigue, tous les étés je ressors l'album Bossanova.
Les Pixies sont sans doute le groupe le moins glamour qui ait jamais été. Entre le leader petit et boudiné, la camionneuse en guise de bassiste, le guitariste sans charisme et le batteur bellâtre manqué qui se reconvertira en prestidigitateur de bars, le tout saupoudré d'improbables chemises de bûcheron, baskets usagées, jeans délavés jusqu'à la corde, on est assez loin des New York Dolls.
Groupe de nerds par excellence, les Pixies étaient sans doute dans les recalés du cours de sport. On peut les fantasmer aisément, l'un lisant des livres d'astronomie, l'autre buvant des bières sur un parking, dans un Boston qui n'a jamais vraiment été une ville rock'n'roll. Mais voilà : Charles Michael Kittridge Thompson IV, alias Black Francis, alias Frank Black, est un cerveau imaginatif, débordant de vitalité. Gavé de films surréalistes, de littérature de science-fiction et de disques de rock'n'roll classique (Beatles, Bowie, Iggy, Lou Reed, ce genre), il développe petit à petit un vrai univers foutraque.
Le premier album Surfer Rosa (et le mini-album qui le précéda, Come On Pilgrim) détourne d'entrée les lois du rock indépendant d'alors, noisy et saturé, en le remplissant de hurlements divers, de paroles en espagnol et de références inattendues (Eraserhead de Lynch). Punk rock dadaïste, hardcore avec des guitares acoustiques, le groupe dépasse d'entrée son statut de rock américain : signé chez les Anglais artys de 4AD, les Pixies sont irrésistiblement attirés vers l'Europe.
Doolittle, le deuxième album, aurait dû être celui du triomphe : un tube intergalactique qui n'en sera jamais un, l'invention d'une formule couplet calme / explosion au refrain qui fera la gloire de leur premier fan, Kurt Cobain, un esprit délirant complètement hétéroclite, des paroles surréalistes entre Breton et Tim Burton, et des chansons qui finalement resteront pour l'éternité des monuments du rock des années 90 ("Debaser", "Wave Of Mutilation", "Hey", ou le terrifiant "Gouge Away"). Mais l'album était au final mollasson, plombé par des chansons un peu répétitives, un peu systématiques, vite oubliées.
C'est dans une position étrange que le groupe attaque Bossanova, le troisième album. Kim Deal, perpétuellement ivre ou défoncée, est écartée par Black Francis, devenu un véritable tyran (les deux autres membres n'ayant jamais eu véritablement accès aux compositions dans le groupe). Il signe toutes les chansons tout seul, et développe les textes autour de ses obsessions : les extraterrestres, les filles étranges, les voyages en voiture dans le désert... Une esthétique que n'oubliera pas Chris Carter au moment de créer X-Files et surtout Millenium, dont le héros s'appelle... Frank Black.
Forcément, le disque est extrêmement homogène, surtout sur le plan sonore. Paradoxalement, ce qui frappe, ce sont les guitares de Joey Santiago : utilisation de gammes exotiques (voire chromatiques), sur des rythmes sophistiquées, elles remplissent complètement l'espace. Rarement un groupe aura aussi bien exploité l'espace sonore. Il se passe constamment quelque chose à l'arrière plan. Finalement peu saturé (en comparaison de la vague shoegazer en Angleterre ou du hardcore émergeant aux Etats-Unis), le son du groupe est en permanence riche et en même temps aéré, l'équilibre des sons (assurés comme toujours par le producteur et mixeur Gil Norton) reste fascinant.
Et l'écriture, alors ? C'est exceptionnel. Passée l'étonnante introduction surf reprise des Surftones, Cecilia Ann, Black Francis est déchaîné sur chaque titre. Propulsé par ces arrangements exceptionnels, il offre la quintescence de son style : "Velouria", "Is She Weird", "Down To The Well" et son riff extraordinaire, "Blown Away"... Le tout rehaussé par des intermèdes punk ("Rock Music"), surf ("Ana"), hymnesques ("Stormy Weather"), parfaitement intercalés dans la construction du disque (au contraire de Doolittle).
Les deux pièces majeures du disque s'appellent "All Over The World" et "The Happening". Dans le premier, Black Francis double lui-même sa voix, prenant la place de Kim Deal limitée à des borborygmes dans le fond (si c'est bien elle, aucune certitude là-dessus...). Morceau le plus long des Pixies, il offre une texture sonore rare dans la fin, avec des échos de voix fantômatiques, un solo inspiré de Santiago, et un refrain obsédant. Le deuxième morceau est sans doute celui des Pixies dans lequel on peut percevoir le plus l'intimité de Francis, sans cesse cantonné à un rôle, toujours au deuxième degré. Ici il évoque son obsession pour Roswell, et décrit ses longues virées nocturnes en voiture, décrivant l'émission de radio qu'il entend. Morceau d'une incroyable force visuelle, il offre un climax déchirant, des choeurs aphones et monocordes répétant en boucle une litanie minimaliste, alors que l'auteur ose un semi-monologue désespéré. Fantastique.
A l'évidence, Bossanova est un album peu évident. Par sa longueur, par l'écriture atypique de ses chansons, il est bien moins accessible que les autres albums du groupe. Pourquoi mettre celui-ci en valeur alors ? Parce qu'il s'agit, chose extrêmement rare, d'un album qui décrit un monde entier, qui englobe totalement l'auditeur. Un album-monde, oui, voilà, comme peuvent l'être Strange Days des Doors, Village Green Preservation Society des Kinks, Berlin de Lou Reed ou une poignée d'autres. Mais ceci est une autre histoire.
Les Pixies sont sans doute le groupe le moins glamour qui ait jamais été. Entre le leader petit et boudiné, la camionneuse en guise de bassiste, le guitariste sans charisme et le batteur bellâtre manqué qui se reconvertira en prestidigitateur de bars, le tout saupoudré d'improbables chemises de bûcheron, baskets usagées, jeans délavés jusqu'à la corde, on est assez loin des New York Dolls.
Groupe de nerds par excellence, les Pixies étaient sans doute dans les recalés du cours de sport. On peut les fantasmer aisément, l'un lisant des livres d'astronomie, l'autre buvant des bières sur un parking, dans un Boston qui n'a jamais vraiment été une ville rock'n'roll. Mais voilà : Charles Michael Kittridge Thompson IV, alias Black Francis, alias Frank Black, est un cerveau imaginatif, débordant de vitalité. Gavé de films surréalistes, de littérature de science-fiction et de disques de rock'n'roll classique (Beatles, Bowie, Iggy, Lou Reed, ce genre), il développe petit à petit un vrai univers foutraque.
Le premier album Surfer Rosa (et le mini-album qui le précéda, Come On Pilgrim) détourne d'entrée les lois du rock indépendant d'alors, noisy et saturé, en le remplissant de hurlements divers, de paroles en espagnol et de références inattendues (Eraserhead de Lynch). Punk rock dadaïste, hardcore avec des guitares acoustiques, le groupe dépasse d'entrée son statut de rock américain : signé chez les Anglais artys de 4AD, les Pixies sont irrésistiblement attirés vers l'Europe.
Doolittle, le deuxième album, aurait dû être celui du triomphe : un tube intergalactique qui n'en sera jamais un, l'invention d'une formule couplet calme / explosion au refrain qui fera la gloire de leur premier fan, Kurt Cobain, un esprit délirant complètement hétéroclite, des paroles surréalistes entre Breton et Tim Burton, et des chansons qui finalement resteront pour l'éternité des monuments du rock des années 90 ("Debaser", "Wave Of Mutilation", "Hey", ou le terrifiant "Gouge Away"). Mais l'album était au final mollasson, plombé par des chansons un peu répétitives, un peu systématiques, vite oubliées.
C'est dans une position étrange que le groupe attaque Bossanova, le troisième album. Kim Deal, perpétuellement ivre ou défoncée, est écartée par Black Francis, devenu un véritable tyran (les deux autres membres n'ayant jamais eu véritablement accès aux compositions dans le groupe). Il signe toutes les chansons tout seul, et développe les textes autour de ses obsessions : les extraterrestres, les filles étranges, les voyages en voiture dans le désert... Une esthétique que n'oubliera pas Chris Carter au moment de créer X-Files et surtout Millenium, dont le héros s'appelle... Frank Black.
Forcément, le disque est extrêmement homogène, surtout sur le plan sonore. Paradoxalement, ce qui frappe, ce sont les guitares de Joey Santiago : utilisation de gammes exotiques (voire chromatiques), sur des rythmes sophistiquées, elles remplissent complètement l'espace. Rarement un groupe aura aussi bien exploité l'espace sonore. Il se passe constamment quelque chose à l'arrière plan. Finalement peu saturé (en comparaison de la vague shoegazer en Angleterre ou du hardcore émergeant aux Etats-Unis), le son du groupe est en permanence riche et en même temps aéré, l'équilibre des sons (assurés comme toujours par le producteur et mixeur Gil Norton) reste fascinant.
Et l'écriture, alors ? C'est exceptionnel. Passée l'étonnante introduction surf reprise des Surftones, Cecilia Ann, Black Francis est déchaîné sur chaque titre. Propulsé par ces arrangements exceptionnels, il offre la quintescence de son style : "Velouria", "Is She Weird", "Down To The Well" et son riff extraordinaire, "Blown Away"... Le tout rehaussé par des intermèdes punk ("Rock Music"), surf ("Ana"), hymnesques ("Stormy Weather"), parfaitement intercalés dans la construction du disque (au contraire de Doolittle).
Les deux pièces majeures du disque s'appellent "All Over The World" et "The Happening". Dans le premier, Black Francis double lui-même sa voix, prenant la place de Kim Deal limitée à des borborygmes dans le fond (si c'est bien elle, aucune certitude là-dessus...). Morceau le plus long des Pixies, il offre une texture sonore rare dans la fin, avec des échos de voix fantômatiques, un solo inspiré de Santiago, et un refrain obsédant. Le deuxième morceau est sans doute celui des Pixies dans lequel on peut percevoir le plus l'intimité de Francis, sans cesse cantonné à un rôle, toujours au deuxième degré. Ici il évoque son obsession pour Roswell, et décrit ses longues virées nocturnes en voiture, décrivant l'émission de radio qu'il entend. Morceau d'une incroyable force visuelle, il offre un climax déchirant, des choeurs aphones et monocordes répétant en boucle une litanie minimaliste, alors que l'auteur ose un semi-monologue désespéré. Fantastique.
A l'évidence, Bossanova est un album peu évident. Par sa longueur, par l'écriture atypique de ses chansons, il est bien moins accessible que les autres albums du groupe. Pourquoi mettre celui-ci en valeur alors ? Parce qu'il s'agit, chose extrêmement rare, d'un album qui décrit un monde entier, qui englobe totalement l'auditeur. Un album-monde, oui, voilà, comme peuvent l'être Strange Days des Doors, Village Green Preservation Society des Kinks, Berlin de Lou Reed ou une poignée d'autres. Mais ceci est une autre histoire.