jeudi 15 avril 2010

Peggy Sue s'est mariée (not a long ago-o-o)

En fait, j'ai toujours été vieux, hein. Quand tout le monde de mon âge découvrait, subjugué, le hip-hop de Vanilla Ice et Benny B, j'en étais à Bob Marley. Quand ensuite ce fut le tour d'Ace Of Base d'envahir les cervelles adolescentes, je connaissais la date de sortie de chaque single des Beatles. Quand les pupilles et les cadets se devaient d'idolâtrer Axl Rose et Ice MC, j'écoutais Buddy Holly. Entre le total cliché nerd et la dépression naissante, donc.

J'ai très tôt connu les pionniers du rock'n'roll. Je devais avoir 11 ou 12 ans, à vrai dire. Je les ai bien évidemment découverts grâce aux Beatles. Je savais pertinemment que leurs "Rock'n'Roll Music" ou "Words Of Love" n'étaient pas d'eux, il suffisait de lire les notes de pochette. C'est ainsi que j'ai commencé par une compilation de Chuck Berry, d'origine incertaine, comme tout ce qui concerne ce grand homme. Ensuite, au Prisunic du coin, je trouvai une collection à prix ridicule d'éditions italiennes au bord de la légalité, et je m'en goinfrai. Ainsi, successivement, je m'offris des anthologies de Cochran, Little Richard, Jerry Lee, Gégène, Fats Domino, même du Bill Haley (m'enfiler 40 titres de Bill Haley à la suite rendit mes parents très inquiets devant la pauvreté musicale du bonhomme).

Si le génie de Chuck Berry surclassait allègrement celui de tout le monde, et si j'apprenais par coeur "No Particular Place To Go" ou "Havana Moon" tous les jours, très vite mon héros devint Buddy Holly, mon idéal musical en fait pour être plus précis.

Déjà, Buddy ressemblait à tout sauf un rockeur. Ces lunettes, ce sourire niais, cette dégaine de grand échalas texan en costume de premier communiant, tout ça peut sembler ridicule quand on connaît déjà la furia de Jerry Lee, l'hystérie de Little Richard, ou la dégaine de survivant de Gene Vincent. Mais voilà, j'étais petit, rond, boutonneux, j'avais de grosses lunettes, j'étais premier de la classe. L'identification fut rapide. Sur une pochette de semi-pirate italien, Buddy apparaissait sans lunettes (c'était un dessin inspiré d'une vraie photo d'époque). Eh bien moi, ces lunettes, je les ai redessinées au crayon de papier. Buddy Holly, c'était tout simplement l'équivalent de l'époque des héros de Supergrave, Michael Cera ou McLovin'.

Musicalement, avec le recul, après s'être enfilé Big Star, Love, les Zombies ou le Wu-Tang, c'est finalement encore plus terrassant. Réécouter "Well Allright", "Baby I Don't Care", "Oh Boy", "It's So Easy" frappe de suite : ça n'a pas vieilli. La pureté de l'instrumentation est la même que celle des Buzzcocks, carrément, et le niveau mélodique est celui de Ray Davies. Découvrir "It Doesn't Matter Anymore", "Everyday", "Heartbeat" ou "Raining In My Heart" enthousiasmera les amateurs d'arrangements grandioses, de Phil Spector à Richard Hawley (blink blink). Buddy, comme tous les grands rockers (sauf Berry), possède deux facettes : chez lui, le rocker sautillant et frais côtoie le crooner fragile et malingre.

On peut évidemment vanter l'influence immense du premier geek du rock'n'roll, du son de sa Stratocaster fiesta red à ses harmonies entendues du côté de la Mersey, mais c'est finalement autre chose qui nous occupe ici : Buddy Holly est le premier rocker intime, le seul chez les pionniers. Non, Buddy ne hurle pas, il ne se roule pas par terre, il ne jongle pas avec les mots comme Chuck, il ne part pas en féroce ruade électronique comme Cochran, non, il se contente de raconter les pires bluettes de la terre avec la conviction inébranlable de ce qu'il aura toujours été puisque mort à 21 ans : un adolescent.

Et au milieu de ce foisonnement de mélodies, d'idées d'enchaînements d'accords révolutionnaires pour l'époque (le 1-4-5 du blues est très loin), de ces breaks tonitruants et fluides, de ces mélodies de chant s'étendant sur largement plus d'un octave (c'est très dur à chanter), il y a évidemment la chanson.

Si on devait élire les plus tristes chansons de la terre, celles qui nous foutent immanquablement par terre, il y aurait "Peggy Sue Got Married". On pourrait considérer comme particulièrement déchirant (et ça l'est) que ça soit la première chanson posthume du titan binoclard, mais on ne le savait pas à l'époque. Non, tout simplement, comme "Teenage Kicks", comme "Thirteen" de Big Star, c'est une chanson dont les paroles navrantes de simplicité parviennent à mesurer l'abyssale détresse adolescente.

"Peggy Sue est mariée depuis peu", cette phrase débile est une tragédie à elle toute seule. "C'est la fille qu'on retrouve dans presque toutes les chansons, bien sûr tout cette histoire pourrait être fausse". Tous les garçons ont eu leur Peggy Sue, qu'on retrouve dans presque toutes les chansons. La première fille qu'on a aimée, ou la deuxième, ou la troisième, enfin cette fille qui nous a hantés pendant des siècles, et qui n'a jamais voulu de nous. Cette fille pour laquelle on était prêt à se couvrir de ridicule, celle qui n'était avec personne, mais celà ne nous empêchait pas d'être jaloux des autres idiots amoureux d'elle.

Et puis, rapidement, comme on était déjà un peu vieux dans sa tête, on s'imaginait "plus tard", et on comprenait que ce "plus tard", elle ne le passerait pas avec nous. On se demandait qui serait l'heureux élu, qui serait celui avec lequel Peggy Sue se marierait. Pourtant on avait 14 ans, ou 12. Mais on ne pouvait pas s'empêcher de se mordre la lèvre en la voyant "plus tard", avec un crétin.

Peggy Sue est mariée depuis peu.

Et en fait, on s'en fout un peu, parce qu'elle a l'air d'être devenue une sacrée connasse.